Jul est-il le dernier vrai punk ?

Si personne ne sait qui il est, tout le monde connaît les paroles.

J’ai vu le truc basculer. De retour à Paris il y a quelques années, tout le monde était impeccablement rockeux (« propre » comme disent les tatoueurs d’un style sans âme, « retour de bâton » comme disent Les Inrocks pour indiquer une finitude en approche). Une mode qui s’est sacrément bien accrochée pour finalement s’essouffler, un Perfecto en similicuir par-ci, un tatouage d’ancre marine par-là, et laisser place au retour du hip-hop. En passant d’abord et comme toujours par les Etats-Unis : Kanye West en jupe et A$AP Rocky si joli ont calmé les complexes étrangement médisants de la capitale.

Doucement, la mode s’est entichée de ses propres ghettos, elle a versé une larme et fait un selfie vers l’au-delà du Périphérique. (Attention, avant de continuer à lire, il faut absolument garder en tête que je décris un microcosme parisien tout à fait méprisable et dont je crains fort faire partie, et en aucune cas une tendance nationale plus vaste.)

Soudain, PNL, Shay, Moha La Squale, pour ne citer qu’eux, ont apporté une résonance musicale à une fétichisation pour la « caillera » imaginaire, son jogging (haute couture), sa banane « de dealer » (Suprême x Louis Vuitton), ses Requins en réédition limitée.

Ces quelques musiciens photogéniques sont apparus au premier rang de défilés, sur des couvertures de magazines vaguement indés, ou dans des moodboards de collection. Leur fonction ? Permettre aux bobos de s’encanailler tout en s’auto-rassurant de leur ouverture sociale.

Et voilà que ces chanteurs ont ouvert la porte et donné une visibilité non négociable à d’autres. Des figures également populaires, mais moins à même de se plier aux fantasmes du luxe. En chef de file, j’ai nommé Jul. Arrêtez, vous savez qui c’est, vous n’avez pas réellement pensé à Julien Clerc ou Schnabel. Ca se prononce « Djoul », chose que j’apprends par ces personnes qui prétendent ne pas comprendre de qui il s’agit, mais qui me corrigent néanmoins.

Le Marseillais pure souche aurait dû, dans la logique des choses qui brillent, prendre un autre chemin. Il aurait dû se relooker à vive allure, être au premier rang du catwalk Chanel, et défiler pour Vetements. Mais il n’a pas voulu de « nos » rêves. Sa destinée et ses marqueurs de succès étaient ailleurs, et les nôtres ne l’intéressaient nullement.

 


De Julien Mari à JUL

Petit récap’ donc: celui dont tout le monde connaît les paroles mais prétend le contraire fait preuve d’un succès fascinant et incontestable. Multiples disques d’or, millions de vues sur Youtube, il est l’artiste le plus écouté depuis des années, devant des référents plus « nobles », Booba ou Drake. Une gloire ne l’empêche pas de s’accrocher à ses pantacourts, ses baskets Asics, sa Gomina en spikes.

Mais, vous l’aurez remarqué, ce qui plaît à la France est rejeté par les bobos, qui ne donnent aucun crédit aux chiffres révélateurs d’engouements nationaux.

Alors, si les anglais sont fiers de voir Adele gagner des trophées par milliers –victoire qu’ils accompagnent d’un « Go Britannia ! » –, le Parisien, lui, se montre dégoûté, horripilé. Force est de constater que Jul n’est jamais programmé en festivals « branchés » ; qu’il apparaît seulement sous un angle, au mieux, doux-amer, type « Jul, héro ou zéro » par Paris Match. La frontière est fine entre rire « at him or with him » (avec ou de lui), le mépris et l’appréciation. Et la capitale semblerait terrorisée de montrer qu’elle appartient au peuple.


Après ou avant-garde ?

Pourtant, dans cette foule, certaines personnes se délectent de la gène provoquée: boulimie d’autotune, punchlines délicieuses, gestes ralieurs (le double doigt pistolet adopté par des enfants de maternelle autant qu’Alain Juppé): la formule est tout sauf cryptique. C’est efficace, on ne sait pas exactement pourquoi, et surtout pas pourquoi on se le refuse. Ce plaisir non intellectuel nous ramène à ce qu’on refuse d’être : en bande en train de chanter. Un parmi tant d’autres.

Et c’est ce qui attire l’attention du musicien Krampf du collectif Casual Gabberz, qui le remixe lors de son set pour Boiler Room, et crée un petit scandale chez les auditeurs puristes de techno; ou encore le label de mode AfterHomework, qui rêve de faire une collaboration avec lui. « C’est un vrai » dit Pierre Kaczmarek, co-fondateur de la marque, sans mépris aucun, admiratif d’une viralité non négligeable à l’heure de la domination du « like ». Sans oublier Kenny Arkana, rappeuse politisée, qui salue son authenticité et son humilité.

« Jul est un missile. Aujourd’hui, c’est la tête de gondole et pourtant, il est snobé par beaucoup de médias généralistes. C’est un artiste qui va à l’encontre de la hype. Pour certains, il représente même un peu l’antéchrist » analyse le journaliste de Slate, Boris Bastide.

 


Le beau, le laid, le revendicateur

Sans s’en rendre compte, Jul s’inscrit dans la continuité d’un dilemme politique qui marque toute l’histoire de l’art et de la création : quand Jean Paul Gaultier fait défiler Nabilla Benatia (« non mais allô ? »), la France prend ça comme une offense terrible. Comment peut-il faire ça à l’industrie qui le soutient depuis ses débuts? Et quand Picasso, bien avant lui, peint des animaux tordus dans son œuvre Guernica, lui aussi est accusé d’insulter l’institution. Mais n’est-ce pas le principe premier de l’œuvre, et ce qui la démarque de l’ornement ? « La peinture n’est pas là pour décorer des appartements ; c’est une arme d’offensive et de défense contre l’ennemi » dit Pablo. Et c’est bien ce que Jul semble faire à Paris.

Si l’ordre social est pyramidal, visant à célébrer un intellect bourgeois-bohème, notre musicien d’or et de platines est donc le dernier vrai punk. Le courant défini comme un « mouvement de contestation regroupant des jeunes qui affichent des signes provocateurs (coiffures, ornements) par dérision envers l’ordre social » dixit Google, Larousse, Cambridge Dictionary, a tout l’air de saluer sa démarche. Il ne cherche pas à séduire, déménager de Marseille ou arrêter de faire des fautes d’orthographes (voir le tweet : « Desolé ma team pour ce qu’il cest passé . Je sait qui a des enfant et des parent qui me suive cest pas une bonne image pour tt le monde donc voila je tenez a mescusez ! »). Cette claque administrée aux élus soulève un profond mépris de classe d’une ville à la descendance centralisée et aristocrate. «  Il est celui qui retourne le stigmate pour en faire une profonde revendication identitaire. Fier de rouler en Twingo plutôt qu’en voiture de luxe. De boire de l’Oasis » ajoute Boris Bastide.

Et prouve au passage que le système de grandes écoles est défectueux : « Je suis parti de rien sans savoir écrire bien et ça n’est pas ça qui m’a empêché d’écrire des tubes » de son succès « self-made » à l’américaine.

Sait-il qu’il rappelle, pour certains, le texte du sociologue Pierre Bourdieu, La Distinction, fondateur en la matière ? « Les petits-bourgeois ne savent pas jouer comme un jeu le jeu de la culture : ils prennent la culture trop au sérieux pour se permettre le bluff ou l’imposture ou, simplement, la distance et la désinvolture qui témoignent d’une véritable familiarité ; trop au sérieux pour échapper à l’anxiété permanente de l’ignorance ou de la bévue et pour esquisser les épreuves en leur opposant ou l’indifférence de ceux qui ne sont pas dans la course ou le détachement affranchi de ceux qui se sentent autorisés à avouer ou même à revendiquer leurs lacunes » Non… et il vous emmerde.

Alice Pfeiffer

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