Pourquoi il faut en finir avec le terme “rap pour bobo”

Fausse catégorie mais vrai problème?

Georgio encensé par Libération Next, les looks de Roméo Elvis décortiqués par Konbini, Hyacinthe élevé au rang de quasi-prophète dans Modzik. Vous les avez reconnu : j’ai nommé une génération de rappeurs millenials et branchouilles, courtisés par la hype parisienne comme rarement avant.

Inutile de vous rappeler qu’ils s’inscrivent dans la continuité directe d’une fascination qui dure plusieurs saisons de la banlieue par les bobos. Ou du moins, une idée fantasmée qu’on s’y fait lorsqu’on n’a jamais traversé le périphérique (mais vu La Haine pendant son adolescence). Partout dans le Marais, les Perfecto-marinières ont été remplacé par des Joggings-TN et sacoches élégamment dites “de dealer”. Sur les podiums, Ichon tire la pose pour Jour/Ne, ‘Spri Noir est tout de Kenzo vêtu, Moha La Squale dessine une capsule pour Lacoste et PNL est invité au premier rang du défilé Chanel.

Et si le Vogue américain est ravi de découvrir -à juste titre- un visage plus métissé de la France loin du luxe white-washed à l’extrême, de nombreux français voient ça d’un autre oeil. «C’est pas du rap, c’est du rap de bobo, du rap de babtou…Lomepal est une caricature du bobo avec sa musique de fragile et son corps d’asperge et il sait même pas rapper » s’enflamme une internaute avec qui je discute sur un chatroom dédié à un thème grandissant… J’ai nommé le fameux « rap de blanc », ou « rap pour bobo » (l’un n’est pas forcément synonyme de l’autre, mais dans ce cas désigne une classe dominante blanche cisnormative, qui a par ailleurs une longue histoire de mépris de la banlieue.)

Sa complainte est peu surprenante : lorsque la hype parisienne dit s’intéresser au rap, elle ne considère en réalité qu’une sélection aussi mince qu’une feuille de laitue, et qui répond à ses propres critères bourgeois-bohème (les questions de genre de Lomepal ou la conscience environnementale de Lord Esperanza, pour ne citer qu’eux.)

Début de progrès, ou récupération qui accentue un clivage dans le rap? La question est plus épineuse qu’elle ne peut le sembler.

La sous-catégorie musicale: Scinder pour mieux régner?

Car les vrais le savent déjà. Le rap de blanc, ou “white boy rap” selon Urban Dictionnary, est un terme officieux qui ne date pas d’hier et qui vise une audience qui se sentirait mal à l’aise avec les codes plus traditionnels du genre. C’est une étiquette que se voit accolée MC Solaar lorsque sa voix résonne sur la BO de Sex&The City, mais aussi TTC, ou encore Klub des Loosers. Tous jouent un rôle interlope dans le marketing du hip-hop: “caillera” chez les bobos, bobos chez les cailleras.

L’appellation “rap de blanc” fait référence à une pratique courante dans l’industrie du disque, de fabrique et de segmentation de genre, enclavé à but commercial.

Et à l’intérieur du hip-hop sont créés, année après année, des sous-genres type « underground hip-hop », « avant-garde hip-hop ». Idem à l’intérieur du r’n’b où émerge le dérivé « alt r’n’b » -Kelela, The Weeknd, The Internet-. Le résultat ? Une lecture limitante (et quasi insultante) du travail de ces artistes aux sonorités hybrides et complexes, et une façon de marteler par le « alt » qu’il est donc en opposition à un genre qui ne l’est intrinsèquement pas. De dire « r’n’b mais bien hein ».

“C’est limitant, ça met le public dans un état d’esprit et une attente spécifique et qui sera plus apte à passer à coté de différents éléments à cause de ce contexte imposé » dit Frank Ocean, également classé dans cette section de la FNAC (oui, vous devinez mon âge). Sans oublier la discrimination au faciès que dénoncent FKA Twigs, Blood Orange ou Abra: « si je n’étais pas métisse, personne n’aurait même pensé au r’n’b en écoutant ma musique! » proteste la première, qui cite autant le trip-hop que le ballet classique et la culture manga, mais qui se voit systématiquement enfermée sous ce tag problématique.


Le rap de bobo, fausse catégorie, mais vrai problème

Pourquoi faut-il en finir avec le terme rap pour blanc ? Car on ne dit rien de la qualité du musicien ni de son oeuvre. La distinction se joue uniquement entre ceux qui assimilent (ou répondent aux) codes des dominants, et tous les autres. Et ça n’est pas un début d’évolution, au contraire : les plus gros succès à travers le pays -Kaaris, Maitre Gims, La Fouine, Lacrim- restent cruellement absents du paysage du luxe, et peinent même à se faire prêter des marques lors de shoots. Alors que le mouvement est profondément politisé et anti-système, cette sous-catégorie accentue une connivence élitiste, et brise l’aspect fédérateur du hip-hop. Tout ça parce que le look ne colle pas à la tendance de la rue de Bretagne ? Et, pour en rajouter une couche, la mode, elle, est persuadée d’avoir un regard complet et objectif sur la scène française actuelle, se félicite de son ouverture d’esprit et d’avoir enfin donné une voix à “la” banlieue.

Dans Carnaval et Cannibal, Jean Baudrillard évoque la pratique néo-coloniale de la récupération culturelle. « On peut concevoir la modernité comme l’aventure initiale de l’Occident où s’exportent les valeurs occidentales. Cette “carnavalisation” passe par de la colonisation, de la décolonisation et de la mondialisation….Vers une culture lentement minée, dévorée, “cannibalisée” par ceux qu’elle carnavalise. » Autrement dit, on caricature, on singe, on réplique pour mieux dévorer celui qu’on fait mine de protéger et d’aider.

Alors qu’aujourd’hui, on parle de fluidité entre toutes les catégories identitaires, politiques, culturelles, pourquoi ne pas faire de même avec les genres musicaux et décrire des sonorités et non es catégories sociales ? Plutôt que de concevoir un genre par l’image de celui qui la produit ou la consomme, si on arrêtait de regarder la musique et qu’on recommençait, enfin, à l’écouter ?

Alice Pfeiffer

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