Aya Nakamura est-elle la nouvelle Parisienne ?

Ses fans vont même jusqu’à parler de “Nakamurance”. Adulée par certains, trollée par d’autres, elle met son public face à ses propres a priori féminins-ethniques et donne à voir un empowerment d’un nouveau genre…

La chanteuse Aya Nakamura crée une fois de plus le buzz sur les réseaux avec une nouvelle particulièrement sombre : elle serait victime de violences physiques de la part de son compagnon, le rappeur Niska.
Sur Twitter, les commentaires fusent. Certains s’inquiètent, d’autres se permettent des remarques des plus charmantes du type « il a découvert que c’était un mec ptdr ».

Une fois de plus, Aya se retrouve dans cette ambivalence étrange face à son public. Certes, son succès est irréfutable : elle est double disque de platine pour son hit “Djadja” avec plus de 280 millions de vues sur Youtube, ce qui lui vaut de gagner sa place dans la prestigieuses liste de Forbes des « 30 personnalités de moins de 30 ans les plus prometteuses ». Mais en parallèle, elle reçoit un bashing cinglant et régulier de trolls furibonds qui lui reprochent d’avoir « l’air d’un trans » ou de ne « pas avouer qu’elle est en un mec en fait. » Même face à une agression conjugale, une animosité 3.0 demeure.

Aya, ou l’identité démultipliée

Pourquoi ce rapport d’amour-haine à la pop star ? Commençons par le commencement. Elle apparait l’été dernier dans un shoot du magazine Modzik, habillée par le styliste très hype Nicolas Dureau, tout en Jacquemus, dans un look épuré modernisant des codes bourgeois. Elle est moins maquillée qu’à son habitude.
Pendant cette même période, elle poste également un selfie la peau totalement nue…et devient alors victime de cyber-harcèlement. « T’es moche sorcière / Mamadou sort de ce corps / J’ai rien compris, on dirait un trans lool / cette conne elle aime pas les robes, on dirait Mokobe du 113 » et j’en passe. Elle se voit même surnommée « Ayo ».

Le public lui en veut de s’être montrée à visage découvert. Elle aurait menti, triché, en serait devenue, fausse, fourbe. Elle répond du tac au tac  avec humour et défiance : « ça veut dire que je me maquille bien .”
Pour elle, cette transparence du « avant-après » correspond fondamentalement à ce qu’elle est : le potentiel, l’ empowerment et la success story à l’américaine sont incarnés par sa force à être « toutes les femmes de (sa) vie ». Et si les français voient ça d’un autre oeil, c’est elle qui, en toute ironie, crée le malaise en rappelant la démultiplication des identités au coeur de chaque individu.

La néo-Ratchet à la française : figure d’empowerment ?

Sans oublier, dans toute cette affaire, un arrière goût néocolonial prononcé.
Masculine, chienne, Bitch : la femme noire répond à une longue tradition de discrimination et de mise à l’écart, entretenue à coup de stéréotypes disqualifiant son pourvoir en temps que sujet culturel influent.
Aujourd’hui, celle qui égale Edith Piaf dans tous les records musicaux de l’hexagone joue et déjoue le cliché moins connu en France de la « Ratchet », une « femme sans classe, sans intégrité, sale, ghetto, folle » selon le Urban Dictionnary.
Des stéréotypes de femmes souillées, à la fois dévalorisées et castratrices, que se sont réappropriées par le passé Lil’ Kim, Cardi B. et Nicki Minaj, et dont Aya devient une sorte d’héritière française. Comme ses aînées, elle piège le regard en usant et en tordant les codes stigmatisant : elle est mère à la fois mère célibataire, grande gueule, féroce, sexualisée, avec une part garçonne revendiquée, mais aussi pleine de paradoxes assumés qui ne la rendent que plus forte.

La beauté comme outil néocolonial ?

Au volant d’une Mercedes-Benz avec ses girls, direction les boîtes de nuit exclusives où les billets volent, Aya chante «Tu penses à moi, je pense à faire de l’argent » récupérant ainsi des codes virilistes pour l’appliquer à un féminisme pro-sexe très 2019.
Cette méta-ratchet rappelle à la fois la culture bling époque J-Lo, tout en incarnant fièrement la «Nasty Girl» qu’incriminait Beyoncé époque Destiny’s Child, et convoque le Girl Power 3.0.
Un boomerang de pop culture et de retournement du “stigmate”, qui ne rentre pas dans la grille de lecture de la culture française. Il s’agit là d’une tradition américaine, à défaut d’une histoire française qui ne veut se dire. C’est faire le choix de remonter une histoire, qui est celle de la médiatisation des femmes afro- américaines plutôt que de faire l’ historique de la génération rap et r’n’b FR rattachée à l’étiquette « banlieue ».
Et elle dévoile au passage le « white washing » qu’est l’industrie de la beauté et ses standards.
Pour le magazine féministe Cheek, elle serait victime de “misogynoir”. Ce concept théorisé par la chercheuse Moya Bailey dévoile la double pression à la fois sexiste et raciste de la société, qu’endurent les femmes racisées.
Effectivement, Aya raconte que l’industrie musicale lui a demandé à plusieurs reprises d’éclaircir sa peau « pour attirer un public plus large ». Bailey, mais aussi Mona Chollet dans Beautés Fatales attirent l’attention sur le fait que ce l’on nomme beau est un long processus impérialiste qui vise à ériger en norme et en idéal des traits caucasiens :
la chirurgie esthétique ou le contouring reflètent une société qui idéalise un nez affiné et une peau plus claire – autrement dit, un processus de blanchiment des traits et des normes.

Aya, la Parisienne de 2019 ?

Preuve s’il en faut, Aya a pris un nouveau tournant radical : assise au premier rang du défilé Jacquemus, dont le créateur se dit fan absolu de sa musique, elle est également sacrée « nouvelle reine du r’n’b » dans les Inrocks qui voient “Djadja” comme “un hymne féministe. »
De Bamako à Aulnay, celle qui reprend « Classe » de Corneille fait un pied de nez à toute une histoire française et aux couches successives d’agressions qu’elle subit.
Une mise en abyme qui prouve qu’aujourd’hui, Aya n’a pas d’avatar préexistant et est le produit d’une culture à la fois connectée mais rétrograde.
Une héroïne telle que la rêve Françoise Vergès, auteure experte en la question : « Nous voulons mettre en œuvre une pensée utopiste, entendue comme énergie et force de soulèvement, comme présence et comme invitation aux rêves émancipateurs et comme geste de rupture : oser penser au-delà de ce qui se présente comme “naturel“, “pragmatique”, “raisonnable.” Nous ne voulons pas construire une communauté utopique mais redonner toute leur force créative aux rêves d’indocilité et de résistance, de justice et de liberté, de bonheur et de bienveillance, d’amitié et d’émerveillement. »
Aya aux pays des merveilles ?

Alice Pfeiffer & Manon Renault

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