Depuis 20 ans, Booba règne sur le rap français en performant des codes de réussites qui puisent dans les imaginaires de gloire à l’américaine, mais avec des protagonistes français. Un Johnny des temps modernes?
Torse nu tapissé de tatouages, abdos saillants : le Duc de Boulogne s’éponge le front avec un t-shirt devant un Duty Free dévasté. Il vient tout juste de se battre en plein aéroport d’Orly avec son meilleur ennemi, Kaaris. Un souvenir instagrammable qui fait le buzz et conduit les deux acolytes au tribunal, nourrissant au passage leur image de “bad-boy”. Un an après, l’émeute alimente toujours les réseaux sociaux. L’album-clash de Kaaris l’Octogone ne cesse d’être repoussé, permettant à Booba de transformer son Instagram en air de combat où il vanne Kaaris avec des meme potaches; ils défilent chez Cyril Hanouna pour s’y balancer leurs quatre vérités et se promettent même un combat pour déclarer un gagnant…
Un véritable feuilleton 4.0. qui se partage dans un espace numérique délocalisé.
“Je pleure, c’est la série de mon enfance” ou “À quoi bon les clashs, continue ta vie dans le rap”- peut-on lire dans des commentaire écrits dans la langue de Molière. À la webosphère de retweeter la punchline de B-2-O: “Si tu cherches l’échec, demande à Kaaris”.
France et Amérique, les chaises musicales
Des mots qui font appel à la provocation, l’honneur, l’humour et une volonté de réussir assumée- et qui ne font qu’esquisser le personnage complexe qu’est Booba. Il est riche de ses ambivalences, de sa force à dénoncer et jouir du système, et à basculer entre clanisme franco-française et trames narratives outre-atlantiques.
Son émancipation, il la raconte en nous livrant une success-story à l’américaine: celle d’un self-made man (“À l’école de la vie, j’ai fait Harvard”) vivant une vie de pimp à Miami avec du bling à n’en plus finir, des business à la pelle, le tout exposé dans les plus minutieux détails sur ses réseaux sociaux. Pourtant, il reste dévoué à sa langue maternelle, privilégie la France comme audience première, et choisit un autre banlieusard pour ennemi. Il semble conjuguer sa mémoire de la rue qu’il a connu et l’Amérique dont il a rêvé, authenticité sans filtre et storytelling permanent.
Il dévoile également les contradictions du système occidental: avec sa musculature, ses marcels et ses trucker hats (casquette de routier), il convoque l’Amérique pionnière d’une part, et un imaginaire carcéral ou ghettoïque de l’autre – la force valeureuse vs. celle que l’on menotte.
Lorsqu’il se bat, il s’inscrit dans une histoire du combat noble et valeureux, criant haut et fort qu’il le fait pour défendre l’honneur de sa ville. Parallèlement, il évoque les affrontements mythiques entre rappeurs comme Notorious BIG et 2Pac, ou Ja Rule et 50 Cent. Violence noble ou masculinité indomptable?
Et ses voitures, son “enbijoutement”, et son quotidien, suggèrent à la fois le golden boy et le bling “nouveau riche”. À travers ces codifications jumelles mais en collision, il raconte les double-standards discriminatoires de notre société.
Pas si différent de Johnny?
Américanisation de son identité, vie comme à la télé, fidélité à la France :
Booba évoque – les clashs en plus – une autre figure mythique, celle de Johnny Hallyday. En serait-il l’incarnation contemporaine?
Les deux racontent un sentiment d’illégitimité face à la capitale élitiste et sa culture dominante excluante. Pour Johnny, comme pour Eddy Mitchell ou encore Dick Rivers, le choix d’un changement de nom vers une version en V.O était le résultat d’un exode rural et d’un sentiment de rejet une fois arrivés dans une métropole française snob : Le rêve américain était devenu la promesse d’un pays où un progrès social n’est pas décrit comme celui d’un “parvenu” mais comme un “working class hero” !
Si le plus gros combat de l’époque se limite à Johnny qui apostrophe Antoine dans des chansons, les deux évoluent dans un genre musical dénigré puis récupéré par les puissants:
“En France, le rock était dédaigné par les grandes maisons et c’est autour des juke boxes de banlieues que spontanément, sauvagement, que des groupes musicaux se sont constitués. La source fut marginale et faubourienne. Cette ferveur américaine, cette révolte culturelle, dont Johnny fut en France le premier ambassadeur, reste le carburant de notre civilisation de plus en plus désenchantée” écrit Edgar Morin.
Quant au rap, il est rapidement associé à une culture et une colère de banlieue, et se voit tout aussi ostracisé.
Chez ces deux hommes, leur américanisation raconte donc le désir de fuir l’antagonisme français entre “culture de masse» et “culture noble”. “Cette construction médiatique repose également sur un antagonisme entre «France» et «États-Unis», où la France est donnée à voir comme le lieu du génie artistique désintéressé tandis que les États-Unis seraient le territoire de l’instrumentalisation de l’art et la culture dans un but avant tout économique.” analyse la chercheuse Marion Dalibert.
En 2004 déjà, Booba interpelle Thierry Ardisson d’un “Vous pensez que ce genre de musique devrait avoir sa place au Panthéon ?”.
Injonctions intersectionnelles
Puis il lance : “Je ne crois pas du tout en l’intégration Républicaine. C’est un modèle hypocrite. Je préfère le système des communauté à l’Américaine (…) En France même avec une belle voiture on se fait contrôler deux fois par jour. Noir ou Arabe , on a pas vraiment d’espoir.” Plus qu’un idéal musical, c’est un idéal dans le modèle d’intégration que Booba trouve outre-Atlantique, à la culture plus métissée et au milieu du hip-hop institutionnalisé.
À la dénonciation par IAM d’un “rap de droite” Booba répondit : “Au pays de l’argent facile combien sont morts en chemin ? / Fuck les APL, les transports en commun.”
Marchant sur la corde raide au dessus des ambiguités post-coloniales et néolibérales de notre société, il n’a pas honte d’aspirer à un rêve construit de toute pièce par un pouvoir discriminant. Au contraire. Il se positionne comme un élément trublion, qui aurait hacké le système depuis l’intérieur. “Si je traine en bas de chez toi je fais chuter le prix de l’immobilier” chante celui qui a gagné le jackpot sans rien compromettre de sa “street cred.” Un miracle ? Non, une prouesse nommée Booba.
Par Manon Renault et Alice Pfeiffer