Booba est-il le nouveau Johnny ?

Depuis 20 ans, Booba règne sur le rap français en performant des codes de réussites qui puisent dans les imaginaires de gloire à l’américaine, mais avec des protagonistes français. Un Johnny des temps modernes?


Torse nu tapissé de tatouages, abdos saillants : le Duc de Boulogne s’éponge le front avec un t-shirt devant un Duty Free dévasté. Il vient tout juste de se battre en plein aéroport d’Orly avec son meilleur ennemi, Kaaris. Un souvenir instagrammable qui fait le buzz et conduit les deux acolytes au tribunal, nourrissant au passage leur image de “bad-boy”. Un an après, l’émeute alimente toujours les réseaux sociaux. L’album-clash de Kaaris l’Octogone ne cesse d’être repoussé, permettant à Booba de transformer son Instagram en air de combat où il vanne Kaaris avec des
meme potaches; ils défilent chez Cyril Hanouna pour s’y balancer leurs quatre vérités et se promettent même un combat pour déclarer un gagnant…
Un véritable feuilleton 4.0. qui se partage dans un espace numérique délocalisé.
“Je pleure, c’est la série de mon enfance” ou “À quoi bon les clashs, continue ta vie dans le rap”- peut-on lire dans des commentaire écrits dans la langue de Molière. À la webosphère de retweeter la punchline de B-2-O: “Si tu cherches l’échec, demande à Kaaris”.

France et Amérique, les chaises musicales

Des mots qui font appel à la provocation, l’honneur, l’humour et une volonté de réussir assumée- et qui ne font qu’esquisser le personnage complexe qu’est Booba.  Il est riche de ses ambivalences, de sa force à dénoncer et jouir du système, et à basculer entre clanisme franco-française et trames narratives outre-atlantiques.

Son émancipation, il la raconte en nous livrant une success-story à l’américaine: celle d’un self-made man (“À l’école de la vie, j’ai fait Harvard”) vivant une vie de pimp à Miami avec du bling à n’en plus finir, des business à la pelle, le tout exposé dans les plus minutieux détails sur ses réseaux sociaux. Pourtant, il reste dévoué à sa langue maternelle, privilégie la France comme audience première, et choisit un autre banlieusard pour ennemi. Il semble conjuguer sa mémoire de la rue qu’il a connu et l’Amérique dont il a rêvé, authenticité sans filtre et storytelling permanent.

Il dévoile également les contradictions du système occidental: avec sa musculature, ses marcels et ses trucker hats (casquette de routier), il convoque l’Amérique pionnière d’une part, et un imaginaire carcéral ou ghettoïque de l’autre – la force valeureuse vs. celle que l’on menotte. 

Lorsqu’il se bat, il s’inscrit dans une histoire du combat noble et valeureux, criant haut et fort qu’il le fait pour défendre l’honneur de sa ville. Parallèlement, il évoque les affrontements mythiques entre rappeurs comme Notorious BIG et 2Pac, ou Ja Rule et 50 Cent. Violence noble ou masculinité indomptable?
Et ses voitures, son “enbijoutement”, et son quotidien, suggèrent à la fois le golden boy et le bling “nouveau riche”. À travers ces codifications jumelles mais en collision, il raconte les double-standards discriminatoires de notre société.

Pas si différent de Johnny?

Américanisation de son identité, vie comme à la télé, fidélité à la France :
Booba évoque – les clashs en plus – une autre figure mythique, celle de Johnny Hallyday. En serait-il l’incarnation contemporaine?

Les deux racontent un sentiment d’illégitimité face à la capitale élitiste et sa culture dominante excluante. Pour Johnny, comme pour Eddy Mitchell ou encore Dick Rivers, le choix d’un changement de nom vers une version en V.O était le résultat d’un exode rural et d’un sentiment de rejet une fois arrivés dans une métropole française snob :  Le rêve américain était devenu la promesse d’un pays où un progrès social n’est pas décrit comme celui d’un “parvenu” mais comme un “working class hero” !

Si le plus gros combat de l’époque se limite à Johnny qui apostrophe Antoine dans des chansons, les deux évoluent dans un genre musical dénigré puis récupéré par les puissants: 

“En France, le rock était dédaigné par les grandes maisons et c’est autour des juke boxes de banlieues que spontanément, sauvagement, que des groupes musicaux se sont constitués. La source fut marginale et faubourienne. Cette ferveur américaine, cette révolte culturelle, dont Johnny fut en France le premier ambassadeur, reste le carburant de notre civilisation de plus en plus désenchantée”  écrit Edgar Morin.
Quant au rap, il est rapidement associé à une culture et une colère de banlieue, et se voit tout aussi ostracisé.

Chez ces deux hommes, leur américanisation raconte donc le désir de fuir l’antagonisme français entre “culture de masse» et “culture noble”. “Cette construction médiatique repose également sur un antagonisme entre «France» et «États-Unis», où la France est donnée à voir comme le lieu du génie artistique désintéressé tandis que les États-Unis seraient le territoire de l’instrumentalisation de l’art et la culture dans un but avant tout économique.” analyse la chercheuse Marion Dalibert.
En 2004 déjà, Booba interpelle Thierry Ardisson d’un  Vous pensez que ce genre de musique devrait avoir sa place au Panthéon ?”.

Injonctions intersectionnelles

Puis il lance :  “Je ne crois pas du tout en l’intégration Républicaine. C’est un modèle hypocrite. Je préfère le système des communauté à l’Américaine (…) En France même avec une belle voiture on se fait contrôler deux fois par jour. Noir ou Arabe , on a pas vraiment d’espoir.”  Plus qu’un idéal musical, c’est un idéal dans le modèle d’intégration que Booba trouve outre-Atlantique, à la culture plus métissée et au milieu du hip-hop institutionnalisé.

 À la dénonciation par IAM d’un “rap de droite” Booba répondit : “Au pays de l’argent facile combien sont morts en chemin ? / Fuck les APL, les transports en commun.”

Marchant sur la corde raide au dessus des ambiguités post-coloniales et néolibérales de notre société,  il n’a pas honte d’aspirer à un rêve construit de toute pièce par un pouvoir discriminant. Au contraire. Il se positionne comme un élément trublion, qui aurait hacké le système depuis l’intérieur. “Si je traine en bas de chez toi je fais chuter le prix de l’immobilier” chante celui qui a gagné le jackpot sans rien compromettre de sa “street cred.” Un miracle ? Non, une prouesse nommée Booba.


Par Manon Renault et Alice Pfeiffer

L’Eurovision est-il le véritable vivier de l’avant-garde de la chanson ?

Des prestations des Boys Band finlandais, aux envolées lyriques de Céline Dion en passant par les costumes argentés du groupe de métal Lordi : Depuis sa création en 1956, la scène de l’Eurovision est devenue le laboratoire de propositions pop alternatives, multiples et hautes en couleurs.
Bravant toutes les limites et jouant avec les seuils du bon goût du “Vieux Continent”, ce concours d’un vaste projet paneuropéen suscite aussi bien la raillerie que l’émerveillement.


The Pan-European Dream

Trait d’union entre folklore et modernité, convention et irrévérence, culture légitime et illégitime : l’ Eurovision devient un melting pot des tabous les plus commerciaux et énigmatiques.
Environ 200 millions de téléspectateurs dans le monde, 74 boîtes de transmissions, plus de 80 présentateurs et un compte Instagram qui pèse 378K : le kitsch a-t-il la cote ? Discrédité par les instances culturelles dans un élan de mépris envers les objets populaires, l’Eurovision serait t-elle en réalité la scène de l’avant-garde du divertissement ?


Désireux de se dire européen et en même temps de représenter fièrement son pays, le candidat type est complexe –tout l’est comme son rapport au continent— et tombe souvent dans deux catégories binaires.
Tantôt il joue sur une vision de la contemporanéité (comme Conchita Wurst pour l’Autriche), tantôt il s’invente une tradition locale (la Russie envoie 6 grands mères (les “Bouranovski Babouchki”) en 2012 en tenues folkloriques danser autour d’un four à pain.)
Mais ce qui fait le charme de l’Eurovision, c’est le caractère ambigu, à la fois cathartique et fédérateur : mauvais goûts et rêves sincères, plusieurs niveaux de lectures coexistent et traversent ce même évènement fondamentalement contradictoire. Le tout avec paillettes et cracheurs de feux. 

Cul et chemises avec la France

« How to win ? Quite simple actually : Take France as an example and do completely the opposite ;)”, voici l’un des commentaires-réponses au documentaire ironique “How to win the Eurovision” produit par le BBC en 2013. Loufoque, kitsch, bizarre et ringard, la France semble dénigrer le concours à tel point qu’une théorie du complot affirme l’existence d’un pacte signé pour le perdre.
Depuis 1977, la France semble repousser inlassablement la victoire…
Pourtant l’Eurovision rassemble plus de 200 millions de téléspectateurs à travers le monde ! Soit, un pouvoir considérable pour faire entendre sa voix. Si la France relaye le concours à une « faute de goût » (Le Guern), cela équivaut à une volonté de contrôle en ce qui concerne l’identité de ceux qui définissent de “la bonne culture.”
La France reste inlassablement le pays centralisé par excellence, dont toutes les normes sont ancrées dans un vieil intellectualisme bourgeois et blanc. Pour Philippe Le Guern « aimer l’Eurovision sert à dénoncer le caractère socialement construit de la domination culturelle, et métaphoriquement, de l’hétérocentrisme. »

Scène pailletée pour braver les interdits

Le temps d’un soir, tout est permis. Chaque pays brave son interdit et questionne l’identité européenne. Il s’agit donc là d’un parfait cahier de doléances à l’arrivée des élections européennes ! L’Eurovision devient un tiers lieu, l’Atlantide où les codes de la pop-culture se construisent sur les terrains les plus en périphérie, vers des prises de paroles inattendues et d’autant plus marquantes.

“Lorsque le personnage de Conchita Wurst, pin-up barbue mi-Kim Kardashian mi-Marilyn Monroe gagne l’Eurovision au nom d’une Autriche pourtant très à droite, c’est toute une société qui est remise en question. La jeune drag-queen est invitée à jouer les ambassadrices aux Golden Globes, au Parlement européen, ou encore à chanter devant Bill Clinton. Les impacts de son action sont réels : on remarque depuis une progression en flèche des droits de genres dans le pays – l’utilisation de pronoms neutres dans de nombreux textes officiels, hymnes, discours et manuels universitaires sont entrés en vigueur peu de temps après. Beaucoup attribuent ces succès à sa renommée. Un fantasme individuel a eu valeur d’exemple national et s’est trouvé à l’origine d’avancées sociales concrètes” dit Alice Litscher, professeure de communication à l’Institut Français de la Mode.


C’est ce que Bilal Hassani, représentant la France pour l’Eurovision 2019, raconte aujourd’hui. Maquillé, cheveux longs et lissés, le contouring insolent, le chanteur d’origine marocaine se décrit comme ouvertement gay et queer.

Dans une France où les représentations (très limitées) maghrébines passent en majeure partie pour des figures clichées postcoloniales types “cailleras” et “blédards” (voir des films affligeants type Abdel et la Comtesse) , Bilal est radical. Il défie des idéaux intersectionels, à la fois genrés, raciaux et sociaux – peut-être même sans s’en rendre totalement compte…
Bilal Hassani se fait connaître sur les réseaux à la fois pour sa franchise et pour sa candeur. Il orne la couverture de Technikart et est tantôt harcelé, tantôt adulé sur la toile.

Serait-ce le futur d’une France millenial qui a grandi avec comme référents certains succès des plus déplorables, comme par exemple celui de Cyril Hanouna et son populaire “Touche Pas à mon Poste.” Tout comme Kiddy Smile qui a investit d’autres lieux symboliques, Bilal Hassani se fait soudain le porte-parole d’une France qui ne veut ni de lui ni de sa réussite. Et c’est bien ce qui fait sa force.

Alice Pfeiffer & Manon Renault

 

Aya Nakamura est-elle la nouvelle Parisienne ?

Ses fans vont même jusqu’à parler de “Nakamurance”. Adulée par certains, trollée par d’autres, elle met son public face à ses propres a priori féminins-ethniques et donne à voir un empowerment d’un nouveau genre…

La chanteuse Aya Nakamura crée une fois de plus le buzz sur les réseaux avec une nouvelle particulièrement sombre : elle serait victime de violences physiques de la part de son compagnon, le rappeur Niska.
Sur Twitter, les commentaires fusent. Certains s’inquiètent, d’autres se permettent des remarques des plus charmantes du type « il a découvert que c’était un mec ptdr ».

Une fois de plus, Aya se retrouve dans cette ambivalence étrange face à son public. Certes, son succès est irréfutable : elle est double disque de platine pour son hit “Djadja” avec plus de 280 millions de vues sur Youtube, ce qui lui vaut de gagner sa place dans la prestigieuses liste de Forbes des « 30 personnalités de moins de 30 ans les plus prometteuses ». Mais en parallèle, elle reçoit un bashing cinglant et régulier de trolls furibonds qui lui reprochent d’avoir « l’air d’un trans » ou de ne « pas avouer qu’elle est en un mec en fait. » Même face à une agression conjugale, une animosité 3.0 demeure.

Aya, ou l’identité démultipliée

Pourquoi ce rapport d’amour-haine à la pop star ? Commençons par le commencement. Elle apparait l’été dernier dans un shoot du magazine Modzik, habillée par le styliste très hype Nicolas Dureau, tout en Jacquemus, dans un look épuré modernisant des codes bourgeois. Elle est moins maquillée qu’à son habitude.
Pendant cette même période, elle poste également un selfie la peau totalement nue…et devient alors victime de cyber-harcèlement. « T’es moche sorcière / Mamadou sort de ce corps / J’ai rien compris, on dirait un trans lool / cette conne elle aime pas les robes, on dirait Mokobe du 113 » et j’en passe. Elle se voit même surnommée « Ayo ».

Le public lui en veut de s’être montrée à visage découvert. Elle aurait menti, triché, en serait devenue, fausse, fourbe. Elle répond du tac au tac  avec humour et défiance : « ça veut dire que je me maquille bien .”
Pour elle, cette transparence du « avant-après » correspond fondamentalement à ce qu’elle est : le potentiel, l’ empowerment et la success story à l’américaine sont incarnés par sa force à être « toutes les femmes de (sa) vie ». Et si les français voient ça d’un autre oeil, c’est elle qui, en toute ironie, crée le malaise en rappelant la démultiplication des identités au coeur de chaque individu.

La néo-Ratchet à la française : figure d’empowerment ?

Sans oublier, dans toute cette affaire, un arrière goût néocolonial prononcé.
Masculine, chienne, Bitch : la femme noire répond à une longue tradition de discrimination et de mise à l’écart, entretenue à coup de stéréotypes disqualifiant son pourvoir en temps que sujet culturel influent.
Aujourd’hui, celle qui égale Edith Piaf dans tous les records musicaux de l’hexagone joue et déjoue le cliché moins connu en France de la « Ratchet », une « femme sans classe, sans intégrité, sale, ghetto, folle » selon le Urban Dictionnary.
Des stéréotypes de femmes souillées, à la fois dévalorisées et castratrices, que se sont réappropriées par le passé Lil’ Kim, Cardi B. et Nicki Minaj, et dont Aya devient une sorte d’héritière française. Comme ses aînées, elle piège le regard en usant et en tordant les codes stigmatisant : elle est mère à la fois mère célibataire, grande gueule, féroce, sexualisée, avec une part garçonne revendiquée, mais aussi pleine de paradoxes assumés qui ne la rendent que plus forte.

La beauté comme outil néocolonial ?

Au volant d’une Mercedes-Benz avec ses girls, direction les boîtes de nuit exclusives où les billets volent, Aya chante «Tu penses à moi, je pense à faire de l’argent » récupérant ainsi des codes virilistes pour l’appliquer à un féminisme pro-sexe très 2019.
Cette méta-ratchet rappelle à la fois la culture bling époque J-Lo, tout en incarnant fièrement la «Nasty Girl» qu’incriminait Beyoncé époque Destiny’s Child, et convoque le Girl Power 3.0.
Un boomerang de pop culture et de retournement du “stigmate”, qui ne rentre pas dans la grille de lecture de la culture française. Il s’agit là d’une tradition américaine, à défaut d’une histoire française qui ne veut se dire. C’est faire le choix de remonter une histoire, qui est celle de la médiatisation des femmes afro- américaines plutôt que de faire l’ historique de la génération rap et r’n’b FR rattachée à l’étiquette « banlieue ».
Et elle dévoile au passage le « white washing » qu’est l’industrie de la beauté et ses standards.
Pour le magazine féministe Cheek, elle serait victime de “misogynoir”. Ce concept théorisé par la chercheuse Moya Bailey dévoile la double pression à la fois sexiste et raciste de la société, qu’endurent les femmes racisées.
Effectivement, Aya raconte que l’industrie musicale lui a demandé à plusieurs reprises d’éclaircir sa peau « pour attirer un public plus large ». Bailey, mais aussi Mona Chollet dans Beautés Fatales attirent l’attention sur le fait que ce l’on nomme beau est un long processus impérialiste qui vise à ériger en norme et en idéal des traits caucasiens :
la chirurgie esthétique ou le contouring reflètent une société qui idéalise un nez affiné et une peau plus claire – autrement dit, un processus de blanchiment des traits et des normes.

Aya, la Parisienne de 2019 ?

Preuve s’il en faut, Aya a pris un nouveau tournant radical : assise au premier rang du défilé Jacquemus, dont le créateur se dit fan absolu de sa musique, elle est également sacrée « nouvelle reine du r’n’b » dans les Inrocks qui voient “Djadja” comme “un hymne féministe. »
De Bamako à Aulnay, celle qui reprend « Classe » de Corneille fait un pied de nez à toute une histoire française et aux couches successives d’agressions qu’elle subit.
Une mise en abyme qui prouve qu’aujourd’hui, Aya n’a pas d’avatar préexistant et est le produit d’une culture à la fois connectée mais rétrograde.
Une héroïne telle que la rêve Françoise Vergès, auteure experte en la question : « Nous voulons mettre en œuvre une pensée utopiste, entendue comme énergie et force de soulèvement, comme présence et comme invitation aux rêves émancipateurs et comme geste de rupture : oser penser au-delà de ce qui se présente comme “naturel“, “pragmatique”, “raisonnable.” Nous ne voulons pas construire une communauté utopique mais redonner toute leur force créative aux rêves d’indocilité et de résistance, de justice et de liberté, de bonheur et de bienveillance, d’amitié et d’émerveillement. »
Aya aux pays des merveilles ?

Alice Pfeiffer & Manon Renault

Pourquoi il faut en finir avec le terme “rap pour bobo”

Fausse catégorie mais vrai problème?

Georgio encensé par Libération Next, les looks de Roméo Elvis décortiqués par Konbini, Hyacinthe élevé au rang de quasi-prophète dans Modzik. Vous les avez reconnu : j’ai nommé une génération de rappeurs millenials et branchouilles, courtisés par la hype parisienne comme rarement avant.

Inutile de vous rappeler qu’ils s’inscrivent dans la continuité directe d’une fascination qui dure plusieurs saisons de la banlieue par les bobos. Ou du moins, une idée fantasmée qu’on s’y fait lorsqu’on n’a jamais traversé le périphérique (mais vu La Haine pendant son adolescence). Partout dans le Marais, les Perfecto-marinières ont été remplacé par des Joggings-TN et sacoches élégamment dites “de dealer”. Sur les podiums, Ichon tire la pose pour Jour/Ne, ‘Spri Noir est tout de Kenzo vêtu, Moha La Squale dessine une capsule pour Lacoste et PNL est invité au premier rang du défilé Chanel.

Et si le Vogue américain est ravi de découvrir -à juste titre- un visage plus métissé de la France loin du luxe white-washed à l’extrême, de nombreux français voient ça d’un autre oeil. «C’est pas du rap, c’est du rap de bobo, du rap de babtou…Lomepal est une caricature du bobo avec sa musique de fragile et son corps d’asperge et il sait même pas rapper » s’enflamme une internaute avec qui je discute sur un chatroom dédié à un thème grandissant… J’ai nommé le fameux « rap de blanc », ou « rap pour bobo » (l’un n’est pas forcément synonyme de l’autre, mais dans ce cas désigne une classe dominante blanche cisnormative, qui a par ailleurs une longue histoire de mépris de la banlieue.)

Sa complainte est peu surprenante : lorsque la hype parisienne dit s’intéresser au rap, elle ne considère en réalité qu’une sélection aussi mince qu’une feuille de laitue, et qui répond à ses propres critères bourgeois-bohème (les questions de genre de Lomepal ou la conscience environnementale de Lord Esperanza, pour ne citer qu’eux.)

Début de progrès, ou récupération qui accentue un clivage dans le rap? La question est plus épineuse qu’elle ne peut le sembler.

La sous-catégorie musicale: Scinder pour mieux régner?

Car les vrais le savent déjà. Le rap de blanc, ou “white boy rap” selon Urban Dictionnary, est un terme officieux qui ne date pas d’hier et qui vise une audience qui se sentirait mal à l’aise avec les codes plus traditionnels du genre. C’est une étiquette que se voit accolée MC Solaar lorsque sa voix résonne sur la BO de Sex&The City, mais aussi TTC, ou encore Klub des Loosers. Tous jouent un rôle interlope dans le marketing du hip-hop: “caillera” chez les bobos, bobos chez les cailleras.

L’appellation “rap de blanc” fait référence à une pratique courante dans l’industrie du disque, de fabrique et de segmentation de genre, enclavé à but commercial.

Et à l’intérieur du hip-hop sont créés, année après année, des sous-genres type « underground hip-hop », « avant-garde hip-hop ». Idem à l’intérieur du r’n’b où émerge le dérivé « alt r’n’b » -Kelela, The Weeknd, The Internet-. Le résultat ? Une lecture limitante (et quasi insultante) du travail de ces artistes aux sonorités hybrides et complexes, et une façon de marteler par le « alt » qu’il est donc en opposition à un genre qui ne l’est intrinsèquement pas. De dire « r’n’b mais bien hein ».

“C’est limitant, ça met le public dans un état d’esprit et une attente spécifique et qui sera plus apte à passer à coté de différents éléments à cause de ce contexte imposé » dit Frank Ocean, également classé dans cette section de la FNAC (oui, vous devinez mon âge). Sans oublier la discrimination au faciès que dénoncent FKA Twigs, Blood Orange ou Abra: « si je n’étais pas métisse, personne n’aurait même pensé au r’n’b en écoutant ma musique! » proteste la première, qui cite autant le trip-hop que le ballet classique et la culture manga, mais qui se voit systématiquement enfermée sous ce tag problématique.


Le rap de bobo, fausse catégorie, mais vrai problème

Pourquoi faut-il en finir avec le terme rap pour blanc ? Car on ne dit rien de la qualité du musicien ni de son oeuvre. La distinction se joue uniquement entre ceux qui assimilent (ou répondent aux) codes des dominants, et tous les autres. Et ça n’est pas un début d’évolution, au contraire : les plus gros succès à travers le pays -Kaaris, Maitre Gims, La Fouine, Lacrim- restent cruellement absents du paysage du luxe, et peinent même à se faire prêter des marques lors de shoots. Alors que le mouvement est profondément politisé et anti-système, cette sous-catégorie accentue une connivence élitiste, et brise l’aspect fédérateur du hip-hop. Tout ça parce que le look ne colle pas à la tendance de la rue de Bretagne ? Et, pour en rajouter une couche, la mode, elle, est persuadée d’avoir un regard complet et objectif sur la scène française actuelle, se félicite de son ouverture d’esprit et d’avoir enfin donné une voix à “la” banlieue.

Dans Carnaval et Cannibal, Jean Baudrillard évoque la pratique néo-coloniale de la récupération culturelle. « On peut concevoir la modernité comme l’aventure initiale de l’Occident où s’exportent les valeurs occidentales. Cette “carnavalisation” passe par de la colonisation, de la décolonisation et de la mondialisation….Vers une culture lentement minée, dévorée, “cannibalisée” par ceux qu’elle carnavalise. » Autrement dit, on caricature, on singe, on réplique pour mieux dévorer celui qu’on fait mine de protéger et d’aider.

Alors qu’aujourd’hui, on parle de fluidité entre toutes les catégories identitaires, politiques, culturelles, pourquoi ne pas faire de même avec les genres musicaux et décrire des sonorités et non es catégories sociales ? Plutôt que de concevoir un genre par l’image de celui qui la produit ou la consomme, si on arrêtait de regarder la musique et qu’on recommençait, enfin, à l’écouter ?

Alice Pfeiffer

Jul est-il le dernier vrai punk ?

Si personne ne sait qui il est, tout le monde connaît les paroles.

J’ai vu le truc basculer. De retour à Paris il y a quelques années, tout le monde était impeccablement rockeux (« propre » comme disent les tatoueurs d’un style sans âme, « retour de bâton » comme disent Les Inrocks pour indiquer une finitude en approche). Une mode qui s’est sacrément bien accrochée pour finalement s’essouffler, un Perfecto en similicuir par-ci, un tatouage d’ancre marine par-là, et laisser place au retour du hip-hop. En passant d’abord et comme toujours par les Etats-Unis : Kanye West en jupe et A$AP Rocky si joli ont calmé les complexes étrangement médisants de la capitale.

Doucement, la mode s’est entichée de ses propres ghettos, elle a versé une larme et fait un selfie vers l’au-delà du Périphérique. (Attention, avant de continuer à lire, il faut absolument garder en tête que je décris un microcosme parisien tout à fait méprisable et dont je crains fort faire partie, et en aucune cas une tendance nationale plus vaste.)

Soudain, PNL, Shay, Moha La Squale, pour ne citer qu’eux, ont apporté une résonance musicale à une fétichisation pour la « caillera » imaginaire, son jogging (haute couture), sa banane « de dealer » (Suprême x Louis Vuitton), ses Requins en réédition limitée.

Ces quelques musiciens photogéniques sont apparus au premier rang de défilés, sur des couvertures de magazines vaguement indés, ou dans des moodboards de collection. Leur fonction ? Permettre aux bobos de s’encanailler tout en s’auto-rassurant de leur ouverture sociale.

Et voilà que ces chanteurs ont ouvert la porte et donné une visibilité non négociable à d’autres. Des figures également populaires, mais moins à même de se plier aux fantasmes du luxe. En chef de file, j’ai nommé Jul. Arrêtez, vous savez qui c’est, vous n’avez pas réellement pensé à Julien Clerc ou Schnabel. Ca se prononce « Djoul », chose que j’apprends par ces personnes qui prétendent ne pas comprendre de qui il s’agit, mais qui me corrigent néanmoins.

Le Marseillais pure souche aurait dû, dans la logique des choses qui brillent, prendre un autre chemin. Il aurait dû se relooker à vive allure, être au premier rang du catwalk Chanel, et défiler pour Vetements. Mais il n’a pas voulu de « nos » rêves. Sa destinée et ses marqueurs de succès étaient ailleurs, et les nôtres ne l’intéressaient nullement.

 


De Julien Mari à JUL

Petit récap’ donc: celui dont tout le monde connaît les paroles mais prétend le contraire fait preuve d’un succès fascinant et incontestable. Multiples disques d’or, millions de vues sur Youtube, il est l’artiste le plus écouté depuis des années, devant des référents plus « nobles », Booba ou Drake. Une gloire ne l’empêche pas de s’accrocher à ses pantacourts, ses baskets Asics, sa Gomina en spikes.

Mais, vous l’aurez remarqué, ce qui plaît à la France est rejeté par les bobos, qui ne donnent aucun crédit aux chiffres révélateurs d’engouements nationaux.

Alors, si les anglais sont fiers de voir Adele gagner des trophées par milliers –victoire qu’ils accompagnent d’un « Go Britannia ! » –, le Parisien, lui, se montre dégoûté, horripilé. Force est de constater que Jul n’est jamais programmé en festivals « branchés » ; qu’il apparaît seulement sous un angle, au mieux, doux-amer, type « Jul, héro ou zéro » par Paris Match. La frontière est fine entre rire « at him or with him » (avec ou de lui), le mépris et l’appréciation. Et la capitale semblerait terrorisée de montrer qu’elle appartient au peuple.


Après ou avant-garde ?

Pourtant, dans cette foule, certaines personnes se délectent de la gène provoquée: boulimie d’autotune, punchlines délicieuses, gestes ralieurs (le double doigt pistolet adopté par des enfants de maternelle autant qu’Alain Juppé): la formule est tout sauf cryptique. C’est efficace, on ne sait pas exactement pourquoi, et surtout pas pourquoi on se le refuse. Ce plaisir non intellectuel nous ramène à ce qu’on refuse d’être : en bande en train de chanter. Un parmi tant d’autres.

Et c’est ce qui attire l’attention du musicien Krampf du collectif Casual Gabberz, qui le remixe lors de son set pour Boiler Room, et crée un petit scandale chez les auditeurs puristes de techno; ou encore le label de mode AfterHomework, qui rêve de faire une collaboration avec lui. « C’est un vrai » dit Pierre Kaczmarek, co-fondateur de la marque, sans mépris aucun, admiratif d’une viralité non négligeable à l’heure de la domination du « like ». Sans oublier Kenny Arkana, rappeuse politisée, qui salue son authenticité et son humilité.

« Jul est un missile. Aujourd’hui, c’est la tête de gondole et pourtant, il est snobé par beaucoup de médias généralistes. C’est un artiste qui va à l’encontre de la hype. Pour certains, il représente même un peu l’antéchrist » analyse le journaliste de Slate, Boris Bastide.

 


Le beau, le laid, le revendicateur

Sans s’en rendre compte, Jul s’inscrit dans la continuité d’un dilemme politique qui marque toute l’histoire de l’art et de la création : quand Jean Paul Gaultier fait défiler Nabilla Benatia (« non mais allô ? »), la France prend ça comme une offense terrible. Comment peut-il faire ça à l’industrie qui le soutient depuis ses débuts? Et quand Picasso, bien avant lui, peint des animaux tordus dans son œuvre Guernica, lui aussi est accusé d’insulter l’institution. Mais n’est-ce pas le principe premier de l’œuvre, et ce qui la démarque de l’ornement ? « La peinture n’est pas là pour décorer des appartements ; c’est une arme d’offensive et de défense contre l’ennemi » dit Pablo. Et c’est bien ce que Jul semble faire à Paris.

Si l’ordre social est pyramidal, visant à célébrer un intellect bourgeois-bohème, notre musicien d’or et de platines est donc le dernier vrai punk. Le courant défini comme un « mouvement de contestation regroupant des jeunes qui affichent des signes provocateurs (coiffures, ornements) par dérision envers l’ordre social » dixit Google, Larousse, Cambridge Dictionary, a tout l’air de saluer sa démarche. Il ne cherche pas à séduire, déménager de Marseille ou arrêter de faire des fautes d’orthographes (voir le tweet : « Desolé ma team pour ce qu’il cest passé . Je sait qui a des enfant et des parent qui me suive cest pas une bonne image pour tt le monde donc voila je tenez a mescusez ! »). Cette claque administrée aux élus soulève un profond mépris de classe d’une ville à la descendance centralisée et aristocrate. «  Il est celui qui retourne le stigmate pour en faire une profonde revendication identitaire. Fier de rouler en Twingo plutôt qu’en voiture de luxe. De boire de l’Oasis » ajoute Boris Bastide.

Et prouve au passage que le système de grandes écoles est défectueux : « Je suis parti de rien sans savoir écrire bien et ça n’est pas ça qui m’a empêché d’écrire des tubes » de son succès « self-made » à l’américaine.

Sait-il qu’il rappelle, pour certains, le texte du sociologue Pierre Bourdieu, La Distinction, fondateur en la matière ? « Les petits-bourgeois ne savent pas jouer comme un jeu le jeu de la culture : ils prennent la culture trop au sérieux pour se permettre le bluff ou l’imposture ou, simplement, la distance et la désinvolture qui témoignent d’une véritable familiarité ; trop au sérieux pour échapper à l’anxiété permanente de l’ignorance ou de la bévue et pour esquisser les épreuves en leur opposant ou l’indifférence de ceux qui ne sont pas dans la course ou le détachement affranchi de ceux qui se sentent autorisés à avouer ou même à revendiquer leurs lacunes » Non… et il vous emmerde.

Alice Pfeiffer